Discours de réception de Léopold Sédar Senghor
Le 29 mars 1984
Réception de M. Léopold Sédar Senghor
- Léopold Sédar Senghor, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le duc de Lévis Mirepoix, y est venu prendre séance le jeudi 29 mars 1984, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Comme nombre de faits sociaux, les événements de Mai 1968 ont bouleversé, par-delà l’Université, la société française elle-même. En effet, ils allaient mettre en cause l’idée et, partant, la mission de l’Histoire. C’est que Mai 1968 a eu, dans l’Université, des conséquences d’abord négatives, mais qui, parce que telles, allaient provoquer des réactions vigoureuses, et fécondes en définitive.
Dès 1930, en effet, les historiens avaient commencé de critiquer l’Histoire telle qu’on l’avait enseignée sous la Troisième République. C’était, alors, un condensé, parfois pittoresque, de faits politiques et militaires, rigoureusement datés. Après Mai 1968, on adopta une autre Histoire : non pas intégrée, mais lacérée en thèmes et insérée dans un ensemble qu’on voulait « social ». On avait voulu s’évader d’un « pointillisme chronologique » ; on lui a substitué un « thématisme » où l’on sent un relent positiviste.
Les dégâts furent considérables, dont le moindre ne fut pas l’ignorance, croissante, du passé national où était la jeunesse française. C’est contre ce déracinement culturel que, dès 1979, réagit l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie. D’où la création, en 1982, de la « Mission » sur l’enseignement de l’Histoire, qui a abouti, l’an dernier, au rapport Girault.
Parmi ceux qui réagirent le plus vigoureusement contre la conception thématique de l’Histoire, figurait le duc de Lévis Mirepoix. Celui-ci lui opposait la vision globale, qui doit caractériser chaque époque, chaque continent, chaque peuple. Il s’agit d’une histoire intégrale, dans l’esprit de ce que j’appellerai la Révolution de 1889.
C’est en m’attachant à définir, sur le vif de son œuvre, la méthode de l’historien et le grand talent de l’écrivain que je pourrai le mieux, Messieurs, m’acquitter de mon devoir de reconnaissance envers vous. C’est le sens que je donne au très grand honneur que me fait le Président François Mitterrand, protecteur de l’Académie, en assistant à cette cérémonie. Auparavant, je voudrais parler d’Antoine de Lévis Mirepoix.
La famille du duc de Lévis Mirepoix a été, dès le XIIIe siècle, intimement mêlée à l’histoire de la nation française. En 1209, Guy de Lévis Mirepoix quitta son Ile de France pour accompagner, dans le Midi, Simon de Monfort, parti en croisade contre les Albigeois.
La longue lignée d’ancêtres tissée dans l’Histoire de France ne fut sans doute pas étrangère à la vocation de notre historien. Ses études classiques, terminées par une licence de philosophie en Sorbonne, la favorisèrent certainement. Du moins contribuèrent-elles à donner, à son Histoire de France – c’est le titre que je donnerai à l’ensemble de ses œuvres –, cette profondeur de vision qui la caractérise.
Des quelque trente-deux ouvrages de notre auteur, je ne veux retenir que ceux qui se rapportent à l’Histoire de France. Je distinguerai, d’une part, les ouvrages généraux et, d’autre part, ceux ressuscitant de grandes figures qui ont marqué leur époque. Parmi les premiers, je citerai : La France féodale, La Monarchie française, La France de la Renaissance, Grandeur et Misère de L’INDIVIDUALISME français. Parmi les derniers, je me suis arrêté à Philippe Auguste, Philippe le Bel, François Ier, Henri IV et Robespierre.
Derrière les événements ou, mieux, les faits, M. de Lévis Mirepoix entend nous suggérer une certaine idée de la France. Dans son cheminement à travers l’histoire de l’Hexagone, nous suivrons sa réalisation. En même temps, nous soulignerons, pour chaque époque, les traits caractéristiques, en évolution, de la civilisation française.
Mais qu’est-ce que l’Histoire ? Paradoxalement, mais heureusement, son objet n’a pas changé depuis quelque 2 400 ans, depuis Hérodote. En effet, dans le préambule de ses « Histoires », celui-ci nous les présente comme « l’exposé » des résultats de ses « recherches », qu’il voudrait faire garder dans la mémoire des hommes. Ses recherches sur les « actions importantes et remarquables aussi », accomplies aussi bien par les Barbares que par les Grecs. C’est ainsi que je traduis erga mégala té kaï thômasta. Toute l’Histoire est là, dans cette première phrase. L’Histoire considérée comme une « science humaine », qui met l’accent sur les faits significatis.
Pour revenir à notre auteur, si M. de Lévis Mirepoix a gardé, voire accentué le sens humaniste, appliqué à l’histoire de France, sa méthode et ses moyens sont du XXe siècle. Il s’agit d’une histoire scientifique, voire quantitative. Cependant, en réaction contre le positivisme attardé, notre historien s’est fait, encore une fois, une vision intégrale de l’humanité. C’est pourquoi il ne se fie pas à la seule raison discursive. La Révolution culturelle de 1889, marquée par l’Essai sur les Données immédiates de la Conscience d’Henri Bergson, lui a rappelé, en son temps, que les anciens Grecs, fondateurs de la raison albo-européenne, accordaient plus d’importance à l’intuition qu’à la discursion et autant à la sensibilité qu’à la volonté. D’où, au côté des causes matérielles, l’importance que M. de Lévis Mirepoix accorde aux causes psychologiques : à la psychologie des nations comme des individus. Cependant, cette psychologie des foules, il a pris soin, allant « de la Biologie à la Culture », de l’enraciner dans la géographie, l’ethnie – j’allais dire la « race » – et la civilisation.
Armé de la conception que voilà, M. de Lévis Mirepoix s’est mis à la recherche des documents : des matériaux par excellence de l’Histoire. Peu d’historiens ont eu à ce point la conscience de la documentation. Comme le dit Henri Marrou dans son De la Connaissance historique, « l’histoire se fait avec des documents ». Nous ne pouvons, en effet, sans ces moyens, connaître le passé, ni surtout ses hommes.
C’est là que se situe cette science auxiliaire de l’histoire, l’heuristique, qui consiste à découvrir les faits significatifs. Encore faut-il bien interpréter ceux-ci. Ici, en effet, il faut, autant que « l’esprit de géométrie », faire intervenir « l’esprit de finesse ». Le fait ainsi découvert, précise Marrou, il faut rechercher « tous ses tenants et aboutissants : ses causes, ses effets, sa signification, sa valeur (pour les acteurs, les contemporains… pour nous) ». C’est ce qui, par exemple, apparaît, dans la dialectique des causes et des effets, à propos de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac.
L’historien Antoine de Lévis Mirepoix a toujours pris soin de lire ses prédécesseurs, les historiens de la France, depuis Jean Froissart et Philippe de Commynes jusqu’à Jules Michelet, jusqu’à Albert Mathiez. Les historiens, mais aussi les historiographes, chroniqueurs et autres mémorialistes. Mais encore les archives nationales. Il descendait jusqu’aux « papiers de famille », en commençant par les siens, que sa famille a cédés, en « dation », à l’État et qui constituent plus de mille cartons et grands registres.
Ainsi présentés l’esprit et la méthode de l’historien, je distinguerai : la France féodale, la France de la Renaissance et de Louis XIV, la France de la Révolution et des temps modernes.
Messieurs,
Pour le duc de Lévis Mirepoix, la Nation française naît avec les Capétiens. Auparavant, c’étaient les « préliminaires de la France ». Ceux-ci débutent avec « l’héritage gallo-romain », très exactement avec la chute de l’Empire d’Occident. Mais, déjà, se dessinait, à travers la Gaule romaine, « l’Hexagone sacré » : un ensemble de paysages s’exprimant, tour à tour, par la grâce mélodieuse ou la force abrupte.
C’est dans ce cadre, si original dans sa variété, que s’est développée l’ethnie, puis la nation française par métissages successifs, biologiques et culturels. Comme nous l’apprennent les plus grands biologistes d’aujourd’hui, dont Jean Bernard et Jacques Ruffié, toutes les nations créatrices sont faites de ce double métissage. Ici, les Romains se sont ajoutés au vieux fonds gaulois, et, aux Romains, les différents peuples germaniques. Je note, en passant, que des peuples pré-indo-européens avaient précédé « nos ancêtres les Gaulois », dont les Basques.
À la spiritualité des Celtes, se greffa l’esprit de méthode et d’organisation des Latins. Quant aux Germains, leur sensibilité, profonde mais à réaction lente, apportera, à l’art français, ce lyrisme lucide qui distingue nombre d’écrivains et d’artistes du Nord, tandis que les troubadours et autres artistes du pays d’oc ne seront pas sans avoir emprunté quelque chose à l’héritage ibère, sinon ligure. Et le christianisme vint mûrir, en les spiritualisant au plus haut degré, les apports des différents peuples entrés dans l’Hexagone.
J’aborderai la France féodale, avec le duc de Lévis Mirepoix, en commençant par Hugues. Prenant le pouvoir, celui-ci fit, « dès la première année de son règne », reconnaître et sacrer son fils Robert. Et c’est ce geste qui, en fondant le principe de l’hérédité, donnera, à la monarchie, la continuité dans la durée. Il s’agit, directe ou indirecte, d’une hérédité avec transmission du pouvoir royal « de mâle en mâle, par primogéniture ».
« Parler d’anarchie féodale, écrit le duc de Lévis Mirepoix, c’est employer deux mots et deux idées qui ne peuvent aller ensemble ». Comme le dit son étymologie latine, la « féodalité » était une organisation politique et sociale, fondée sur un pacte, mieux, une alliance qui se définissait par « la réciprocité des services ». Grâce au christianisme, ces engagements s’appuyaient sur une force morale.
La féodalité est née d’une réaction contre les violences et l’anarchie née des invasions germaniques. Alors, le meilleur refuge des habitants de la campagne était le donjon du chevalier : du noble, qui possédait un domaine à l’abri d’un château. Celui-ci, par contrat, en louait les terres à des paysans, qui les cultivaient contre des redevances de diverses sortes. À son tour, le seigneur rural s’engageait envers un seigneur d’un plus haut titre. Jusqu’au roi de France.
La féodalité, comme système de services réciproques, nous précise M. de Lévis Mirepoix, est animée « par un même principe vital qui circule à travers le Moyen Âge comme le sang sous la peau : l’hérédité. À peu près tout est héréditaire dans la société civile… jusqu’au commerce et au métier ». Ce qui n’empêche pas l’élection d’intervenir quand il est question de l’administration et du fonctionnement des corps constitués : des États généraux et provinciaux, des communes, des villes franches, etc.
Le grand dessein de La Monarchie française pendant le Moyen Âge sera, enracinée dans ces collectivités, de maintenir, en la développant, la réalité vivante de la France, d’en faire son grand œuvre. Et la République maintint le dessein. C’est la thèse d’Antoine de Lévis Mirepoix.
Cette certaine idée de la France, dont notre historien poursuit la réalisation à travers un millier d’années, est la symbiose de deux vertus, complémentaires. C’est, d’une part, l’autorité de l’État, c’est-à-dire la capacité de se faire obéir ; ce sont, d’autre part, les libertés, qui, données aux collectivités et aux groupes, aux familles et aux personnes, leur permettent de s’épanouir.
Dans le développement de ces libertés, deux souverains ont, au Moyen Âge, joué un rôle majeur : Louis IX, devenu Saint-Louis, et Philippe IV le Bel. Les « ordonnances de Beaucaire », signées par Saint-Louis, furent l’expression la plus significative de cette volonté royale. Il s’y est agi, essentiellement, de poser un principe général : celui de la consultation, régulière, par le roi des « seigneurs, clercs et magistrats des villes », qui, sous peine de nullité, votent les impôts. Au lieu de supprimer, simplement, la coutume féodale en coupant les racines de la nation française, Louis IX voulait y greffer le droit romain en retenant les principes de rationalité humaniste qui, jusqu’à présent, font la valeur du droit français. Et Philippe le Bel, moins juge que légiste, continua l’œuvre de Louis IX.
J’ai parlé des libertés données aux métiers. Notre historien y insiste. Et ce n’est pas hasard s’il établit un parallélisme entre la chevalerie et la corporation, celle-ci étant complétée par la confrérie. Il y avait, de l’autre côté, le principe, complémentaire, de la liberté dans l’association. Et l’historien de souligner que « la confrérie pratiquait le secours mutuel et la bienfaisance ». Surtout, il n’y avait pas encore de « classes » parce que pas de capitalisme. Les « états » étaient perméables l’un à l’autre, car, selon son travail et ses mérites, le bourgeois, voire le paysan pouvait accéder à la noblesse.
Du domaine économique et social, nous passerons à la culture en rappelant ce qu’Antoine de Lévis Mirepoix appelle « la Renaissance des XIIe et XIIIe siècles ».
Bien sûr, il y a eu la fondation des universités. Et, auparavant, l’édification, par le clergé, de tout un système d’éducation, correspondant aux enseignements primaire, secondaire et supérieur avec les « petites écoles », les « grandes écoles », enfin, les « collèges », dont Philippe Auguste groupera ceux de Paris pour en faire la première université.
Ce qu’on enseignait ? C’était, d’abord, avec les lettres antiques, la philosophie scolastique. Quant à l’enseignement du latin, sous la forme d’une langue souple, mais rationnelle, c’était encore l’exercice qui formait le mieux l’esprit français. Et les sciences n’étaient pas oubliées, dont les mathématiques, l’alchimie, la médecine.
Dans la France féodale, Antoine de Lévis Mirepoix nous introduit au premier monde des Lettres et des Arts qui mérite le titre de « français ». Cette littérature du Moyen Âge est significative, dont je ne retiendrai que la poésie. C’est la première expression d’une francité toute neuve, qui reflète la riche symbiose culturelle dont nous avons déjà parlé. La poésie du Nord est une poésie épique, née de la tradition orale des anciennes chansons de geste. Le génie, non pas germanique, mais celtique s’y révèle encore. Le héros y est, en effet, à la quête du Saint Graal, de l’Absolu divin plus que de l’amour humain. Avec le Midi, l’amour de sa dame l’emportait sur toute autre quête. D’un mot, la poésie de langue d’oïl était plus visionnaire et rythmée, tandis que celle d’oc était d’une beauté plus plastique, plus formelle.
Après la littérature, la Cathédrale, qu’Antoine de Lévis Mirepoix nous présente comme le premier « aspect » de la civilisation du Moyen Âge. L’historien nous le rappelle, l’art roman, rationnel, mathématique, nous était venu de la civilisation gréco-romaine. L’art gothique est autre : par ses origines, non par son but, surtout par ses techniques, son style. L’art roman était caractérisé par le plein-cintre sur des murs solides, exactement calculés ; l’art gothique se définit par l’ogive ou arc brisé. Le but reste le même, qui est, par des formes plaisantes aux yeux et au cœur, de porter l’âme jusqu’au ciel. Il y a seulement que l’art gothique emploie les moyens poétiques des Celto-Germains, faits d’élégance légère, rêveuse. Les images de ses sculptures, mais, auparavant, ses formes sur les piliers, les chapiteaux, les voûtes, ne sont pas figées dans une symétrie quasi mathématiques ; elles sont entraînées dans un rythme fait de répétitions qui ne se répètent pas.
Il reste que l’Histoire d’aujourd’hui, comme science humaine, ne peut se passer entièrement de « l’Histoire de Papa » : des faits politiques et militaires. D’autant moins que c’est la Guerre de Cent Ans qui termine le Moyen Âge, à laquelle M. de Lévis Mirepoix a consacré une monographie.
Les Capétiens directs avaient voulu « marcher devant la France » pour opposer une « force d’attraction » à la « force centrifuge » des provinces et des villes. Mais la force centrifuge venait également de l’extérieur. Il s’agissait, ici, de faire coïncider les frontières avec les limites de l’Hexagone. C’est dans ce grand dessein qu’il faut situer les victoires de Bouvines et de Mons-en-Pévèle, des « victoires créatrices », comme dit M. de Lévis Mirepoix, dont la dernière opéra le « transport de la Flandre » dans le royaume.
Précisément, le roi d’Angleterre Édouard III saisit le prétexte de « l’éternelle question de Flandre » pour réclamer, en 1337, la couronne de France. Dans le « tableau chronologique de la Guerre de Cent Ans », M. de Lévis Mirepoix compte nombre de grandes batailles. Si les Français ne gagnèrent que deux batailles, ce furent les dernières, et ils reconquirent la Normandie, puis la Guyenne.
Cette guerre, interminable, aura été le plus grand effort d’unité et de continuité des rois de France. Et il se produisit le phénomène Jeanne d’Arc. Une jeune fille était née dans une marche du royaume : « dans un foyer paysan, libre sur son petit bien ». Et elle incarna le patriotisme français : la lucidité, le courage et la foi dans l’avenir de la nation comme en Dieu. Et elle remplit sa mission auprès du roi.
La France sortait donc agrandie de ces épreuves, et la nation, fortifiée, mais non sans bouleversements économiques ni sociaux. Les fléaux simultanés de l’invasion, de la guerre civile, du brigandage, souligne notre historien, avaient désarticulé le système féodal. La remise en ordre du royaume amena d’importants « retournements ». Cependant, les mêmes causes ne produisant pas toujours les mêmes effets, la guerre, dans son ensemble, avait favorisé le retour à la prospérité, comme l’ont chanté les poètes de ce temps.
Louis XI, un des grands Valois, allait jouer le double rôle de liquidateur de la Guerre de Cent Ans et de précurseur de la Renaissance. M. de Lévis Mirepoix nous le montre jouant au « jeu de bascule entre l’unité et les franchises », annexant la Bourgogne, l’Anjou, la Provence et le Maine. Dès lors, il pouvait courir « les aventures créatrices ».
Loin de ruiner la France, les « chevauchées d’Italie » furent les levains actifs de la Renaissance. Les États italiens, nous dit l’historien, avaient, avec les sciences et les techniques, développé l’économie, puis, par surcroît, « l’expression de l’individu, particulièrement propice à la création artistique et littéraire ».
Les États italiens, fatigués des interventions de l’empire germanique et du royaume d’Aragon, sans oublier l’Angleterre, avaient fini par appeler Louis XI. C’est pourquoi jusqu’à Henri IV, la politique extérieure des rois de France aura pour objectif majeur de briser la coalition des Trois Grands.
Charles VIII commença par réunir les États généraux à Tours, en 1484, qui firent porter leurs revendications sur six chapitres, dont la diminution de la taille. Et celles-ci furent satisfaites par Charles VIII et son successeur. En même temps, le roi de France mit sur pied, explique M. de Lévis Mirepoix, « une des plus puissantes armées de l’époque ».
Cela dit, Charles VIII et le duc d’Orléans, qui lui succèda sous le nom de Louis XII, ne remportèrent pas, en Italie, des succès définitifs. Cependant, M. de Lévis Mirepoix conclut ainsi : « Ni le commerce, ni l’agriculture n’avaient souffert des guerres d’Italie ».
Monté sur le trône à vingt et un ans, et reprenant les prétentions de son prédécesseur sur le Milanais, François Ier gagna la bataille de Marignan. Les conséquences en furent d’une grande importance, dont la paix de Fribourg et le Concordat de 1516.
Mais voilà qu’en 1519, Charles monte sur le trône d’Allemagne sous le nom de Charles Quint, dont les États entourent la France. C’est précisément à rompre cet encerclement que le roi de France emploie ses brillantes qualités. Les résultats de ses campagnes sont contenus dans les traités de Madrid et de Cambrai, puis dans la paix de Crespy. La France renonçait à toutes ses prétentions en Italie, tandis que Charles Quint le faisait sur la Bourgogne.
La politique intérieure des rois de France depuis Louis XI peut, selon notre historien, se résumer en un mot, la Renaissance. On définit généralement la Renaissance comme « un essor intellectuel provoqué… par le retour aux idées et à l’art antique gréco-latins ». C’est plus complexe.
Antoine de Lévis Mirepoix nous présente la boussole et l’imprimerie comme les facteurs les plus actifs de la nouvelle civilisation. Allons plus loin. En littérature et en art, on est moins sensible aux idées qu’aux sentiments, à la vie intérieure qu’à son expression artistique, à la vérité qu’à la beauté. Et l’on nous montre un monde où le développement individuel l’emporte sur la solidarité sociale, le développement artistique et littéraire, sur la vie spirituelle.
Quelle est, dans tout cela, l’action des rois de France ? François Ier fait mieux que ses prédécesseurs. Citant Michelet, Antoine de Lévis Mirepoix écrit : « Tous les princes de son temps honorèrent les penseurs et les artistes, mais François Ier les aima ». Il les fréquente, y compris les savants, en les aidant. Et il fonde le Collège de France.
Quels furent les résultats ? Dans les lettres et les arts, je ne retiendrai, une fois de plus, que l’architecture et la poésie.
Nous l’avons dit, le Quattrocento, renouant avec Rome plus qu’avec Athènes, voyait, dans l’architecture, un art scientifique. Les Valois firent adapter les emprunts au génie, complexe, du tempérament français. M. de Lévis Mirepoix le note, « les architectes français de la Renaissance opposaient, aux lourdes masses féodales », une architecture plus légère, ajourée, aérienne.
Quant à la poésie de la Renaissance, il a fallu attendre la Révolution de 1889 et les symbolistes pour découvrir son authenticité. J’insisterai sur l’École lyonnaise. Antoine de Lévis Mirepoix a, au demeurant, souligné que le mouvement de l’École lyonnaise était « antérieur à la Pléiade », ce mouvement où florissaient des génies comme Maurice Scève et Louise Labé. Et ce n’est pas hasard si les poètes contemporains se reconnaissent en eux, qui ont incarné, avant la lettre, l’esthétique du XXe siècle, que je définis : « Un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées ».
Après la Renaissance, la Réforme, qui fut comme le remède de ses excès. C’est qu’à la fin du Moyen Âge, les mœurs s’étaient relâchées dans maints monastères. À quoi commencèrent de réagir beaucoup de consciences.
On ne le dira jamais assez, les papes et les rois de France se conjuguèrent, d’abord, « pour sauver l’unité de la chrétienté et accomplir, à l’intérieur, la réforme de l’Église ». François Ier alla jusqu’à sauver la vie à des personnalités poursuivies, dont Calvin. Il fit mieux en signant l’édit de Tolérance.
Le roi Henri Il continuera la politique de François Ier. Malgré une tentative d’assassinat sur sa personne, il sut raison garder. Après une série de batailles où, dans chaque camp, les défaites avaient équilibré les victoires, Charles Quint « abdiqua solennellement ses couronnes ». Et Henri II finit par redécouvrir la vocation de la France, qui est une « reconcentration » sur le pré carré. C’est le sens que donna le roi à la paix de Cateau-Cambrésis, signée en 1559. Metz, Toul et Verdun lui revenaient.
Charles IX reprit le combat de l’unité. Parvenu à sa majorité, il profita de la clôture du concile de Trente pour signer, en 1568, la paix de Longjumeau, qui accordait la liberté de culte et que viendra renforcer, en 1570, la paix de Saint-Germain.
Cependant, le roi, s’étant émancipé de sa mère, Catherine de Médicis, s’appuyait sur l’amiral de Coligny. C’est pourquoi elle fit tirer sur Coligny. Ce qui provoqua la nuit de la Saint-Barthélémy, le 24 août 1572. Le roi, conclut l’historien, « ne sortit de son hallucination sanglante que pour entrer dans un remords qui abrégea sa faible vie ».
Henri III succéda à Charles IX. C’est lui qui signa l’édit de Beaulieu le 15 mai 1576, où « la Saint-Barthélémy était publiquement désavouée ». Il y ajouta la paix de Bergerac. Celle-ci « reconnaissait la liberté de conscience » et « l’accès aux charges publiques, sans distinction confessionnelle ». Ce qui n’empêcha pas un moine, Jacques Clément, d’assassiner le roi en 1589.
Le fait qu’Henri IV est protestant l’amènera, dans tous les domaines, à continuer l’œuvre des Valois. Il commence son règne par la Déclaration de Saint-Cloud, et il prend le temps de se donner « librement à la religion catholique ». Ensuite, le roi de France signe l’édit de Nantes, qui reprend celui de Poitiers et étend les libertés des protestants.
Ayant réglé ce problème, Henri IV reporta toute son attention sur les problèmes économiques et sociaux. Avec lui, l’agriculture a la priorité. Cependant, en même temps qu’il faisait du « labourage et pâturage… les deux mamelles de la France », sans oublier l’industrie, le Bourbon faisait mûrir la Renaissance en classicisme avec Malherbe.
Proclamée sa majorité en 1616, Louis XIII se montra un roi lucide, encore que « peu communicatif ».
S’agissant de la politique étrangère, la situation de la France s’était aggravée. Comme le rappelle M. de Lévis Mirepoix, Vienne et Madrid s’étaient rapprochés et un différend était né « entre les couronnes de France et d’Angleterre au sujet de Québec ». Heureusement, Richelieu, premier ministre, parvint à faire confirmer, par le traité de Saint-Germain-en-Laye, « le retour du Québec à la France ». Pendant ce temps, avait éclaté, entre l’empereur et les protestants, la Guerre de Trente Ans.
Richelieu et Louis XIII mourront en 1642 et 1643. Non sans avoir, auparavant, acquis le Roussillon à la France. Et c’est Louis XIII, vous le savez, qui donna naissance à l’Académie française par Lettres patentes de janvier 1635.
Louis XIV hérita du trône à l’âge de onze ans, et Anne d’Autriche s’empressa de mettre la régence dans les mains de Mazarin, qui, par le traité de Westphalie, ajouta l’Alsace, sauf Strasbourg, aux « trois évêchés ».
Louis XIV était encore enfant quand éclata la Fronde. Devenu majeur, il déclara qu’il serait son propre « premier ministre ». Après le traité des Pyrénées, qui donnait l’Artois à la couronne, l’un de ses premiers actes d’autorité fut, nous dit M. de Lévis Mirepoix, de « diminuer incontinent trois millions sur les tailles déjà réglées ». S’opposant à La Bruyère, qui nous présente les paysans comme des « animaux farouches », l’historien nous montre le peuple de France, artisans et paysans, plus prospère avec la prospérité du royaume, favorisée par le développement des manufactures, mais rendu à la « misère » par les revers militaires.
Je ne m’étendrai pas beaucoup sur les guerres dont est tissé le règne de Louis XIV. C’est la guerre de la Succession d’Espagne qui fut la plus meurtrière du règne. Elle se termina par le traité d’Utrecht et de Rastadt. La France conservait l’essentiel, la frontière du Rhin, après avoir récupéré la Franche-Comté.
Il me faut, ici, faire retour en arrière. Sous Louis XIV, « l’empire colonial mesurait déjà quelques millions de kilomètres carrés », précise M. de Lévis Mirepoix avant de parler du Code noir, qui date de 1685. Tout en signalant que c’est, là, « une atténuation de l’esclavage », il s’étonne : « On se demande comment les nations d’Europe ont pu l’admettre outre-mer, quand toutes se réclamaient du christianisme ! » C’est toute la question. Aussi grave que l’esclavage fut la révocation de l’édit de Nantes. C’est, pour le duc de Lévis Mirepoix, « la grande faute du règne ».
Si, malgré tout, le bilan du règne de Louis XIV semble positif à notre historien, c’est qu’avant la guerre de la Succession d’Espagne, le roi avait réussi à faire de la France un pays prospère, mais aussi un pays où les lettres et les arts avaient rayonné d’un éclat sans égal en Europe.
Louis XV hérita du trône à l’âge de cinq ans. À sa majorité, le roi de France maintint Guillaume Dubois comme premier ministre. Si notre historien reconnaît la timidité de Louis XV, voire sa paralysie dans l’action, il loue son « travail » et sa « lucidité ».
À l’intérieur, la prospérité revint. Mais voilà que le Parlement, se donnant des franchises qu’il n’a pas, veut se substituer aux États pour faire des remontrances au roi de France. C’est ainsi qu’il s’opposa à l’impôt du vingtième. Louis XV refusa de céder. Le parlement, les parlements furent renvoyés, et renouvelés avec les anciennes coutumes. Et de nouvelles furent instituées par le Code Maupeou.
À l’extérieur, Louis XV répugnait à la guerre : mais, comme l’a souligné Antoine de Lévis Mirepoix, « la majorité d’une opinion égarée l’y poussait ». C’est ainsi que la France fut successivement engagée dans les deux guerres de Succession de Pologne et d’Autriche ainsi que dans la Guerre de Sept ans. Si, après la première, la Lorraine devait revenir à la France, le traité de Paris, après la dernière, allait, en 1763, la priver de l’essentiel de ses colonies. Malgré cela, si l’on en croit notre historien, les résultats du règne de Louis XV furent positifs.
Louis XVI, qui lui succéda, n’eut pas moins de qualités. Il y a seulement qu’intelligent, le nouveau roi de France était d’une volonté sans ressort. C’est ce manque de caractère qui devait provoquer sa chute, commence par noter l’historien.
Heureusement, après Maupeou, le roi appela Turgot, le physiocrate, au Contrôle général. Appliquant sa doctrine, Turgot, avec lucidité et courage, avance dans la voie des réformes. M. de Lévis Mirepoix note : « Turgot supprime la corvée, les fraudes, les maîtrises. Mécontents, les corps de métiers se dressent… Les réformes… le plus apparemment utiles ont leurs retours de flamme ». Ce fut ainsi que fut déclenchée la Guerre des Farines, où le roi abandonna son ministre.
Comment expliquer ces émeutes, qui, de Louis XV à Louis XVI, vont en s’aggravant ? C’est que les esprits avaient changé, que, devenus philosophes, les savants, économistes et juristes, artistes, mais surtout écrivains, avaient développé leur esprit critique, mis, non plus au service du roi, mais retourné contre lui, avant de l’être contre la monarchie. Le meilleur témoignage en est encore l’Encyclopédie, dont le sous-titre est Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des techniques.
Le second fait qui, progressivement, amena la France à la Révolution, suggère Antoine de Lévis Mirepoix, fut l’instabilité ministérielle. Il reste qu’en matière de politique étrangère, le roi et ses ministres firent preuve d’une résolution lucide, et dans le partage de la Pologne, et dans la guerre d’Amérique. Le traité de Versailles, qui conclut celle-ci, allait venger la France de celle de Paris.
Cependant la guerre d’Amérique avait coûté cher. Voulant redresser la situation financière, Louis XVI avait appelé Calonne, qui proposa, à l’Assemblée des Notables, une série de mesures que l’historien résume par l’expression de « suppression des abus ». Hélas ! après avoir soutenu cette révolution pacifique, le roi plia, une fois de plus, et la refusa. Mais il fut obligé de convoquer les États généraux, les derniers avant la Révolution.
Dès la réunion des États généraux, se posa le problème, essentiel, de la modalité du vote. Et une fois encore, le roi s’inclina devant la volonté fermement affirmée du Tiers État. Tout était, dès lors, prêt. La Révolution allait commencer par l’affirmation de quelques principes, dont celui de la Nation qui fait la loi.
Comment se fait-il qu’elle tourna en émeutes, désordres et massacres ? Notre historien l’explique. C’est, d’abord, que les conquêtes de la Révolution ne se sont pas faites par la raison, mais par le sentiment. C’est surtout que la Révolution a ignoré le « quatrième ordre » : les ouvriers agricoles et des manufactures, qui n’avaient ni « le nécessaire », ni le droit de vote. Ce qui ne pouvait que les pousser à la violence.
C’est dans cette atmosphère de la Grande Peur que le roi écouta le conseil, non pas de fuir à l’étranger, mais de s’éloigner de Paris. Son arrestation à Varennes marqua le grand tournant de la Révolution. En octobre 1791, l’Assemblée constituante cédait la place à l’Assemblée législative. La Révolution se radicalisait sous l’influence de deux événements majeurs : la guerre aux frontières et la pression des clubs.
Le duc de Lévis Mirepoix nous montre les Girondins sous un jour nouveau. Pendant que ceux-ci dominaient encore l’Assemblée, ils déclarèrent cette longue guerre de vingt-trois ans. Malgré le roi, malgré Robespierre. Quant aux clubs, ils furent les acteurs des journées du 20 juin et du 10 août, qui allaient, non pas accomplir, mais achever la Révolution. Louis XVI et sa famille furent enfermés au Temple, et le roi, suspendu de ses fonctions.
En effet, le jour de la victoire de Valmy, l’Assemblée législative fut remplacée par la Convention nationale, qui, par décret et à l’unanimité, déclara que « la royauté est abolie en France ». Notre historien nous en précise la signification. Il y avait, d’une part, les Girondins, qui, manquant de courage, allèrent jusqu’à reprocher au roi « l’effusion de sang du 10 août ». Il revenait aux Jacobins, menés par Robespierre, de poser le vrai problème : celui de la monarchie. Animé d’une passion claire, sinon lucide, Robespierre incarnait, plus que tout autre conventionnel, l’individualisme de doctrine. Ce n’est pas une politique, ce sont les principes de la « République » qu’il défend. Il conclut : « Le décret… ne peut être révoqué, il ne peut être mis en question sans offenser les premiers principes ».
À ces principes, Louis XVI oppose ceux de la monarchie, qui reposent sur la continuité dans la durée. Et il conclut, lui aussi, par ces mots : « En conséquence, je déclare que j’interjette un appel à la nation elle-même du jugement de ses représentants ».
Encore que brièvement, Antoine de Lévis Mirepoix continuera son Histoire de France jusqu’à la Ve République. Il y signale deux problèmes que n’a pas résolu la Révolution de 1789 : la démocratie intégrale, c’est-à-dire le suffrage universel, et « l’organisation du monde du travail ». Le suffrage universel, même pour les colonies, sera établi par la Révolution de 1848, avec l’abolition, définitive, de l’esclavage. La réorganisation et la promotion sociale du « monde du travail » seront l’œuvre des IIIe, IVe et Ve Républiques, sous les influences, alternées ou conjuguées, des libéraux, comme Gambetta, mais surtout des chrétiens sociaux, comme le comte Albert de Mun, et des socialistes, comme Jean Jaurès.
Messieurs,
Il est temps d’en arriver, après l’historien, à l’écrivain qu’est Antoine de Lévis Mirepoix. L’importance de ses romans vient de ce qu’ils ont fait de lui un écrivain de grand talent jusque dans ses œuvres historiques. J’ai commencé par lire son Robespierre. Dès les premières pages, je découvris un écrivain authentique, dont l’élégance est la vertu majeure. Mais une élégance animée, au sens étymologique du mot.
C’est, peut-être, dans les aphorismes qu’elle s’exprime le mieux : par l’économie des moyens. Comme dans cette phrase, où il n’y a pas un mot de trop : « Il n’y a guère d’expérience des peuples ». Mais, le plus souvent, nous rencontrons une ou des images analogiques, qui animent l’idée. Ainsi cette distinction de deux amours : « Tandis que l’amour romantique s’échappe vers les retraites silencieuses, l’amour pathétique se nourrit d’actions, se repose dans du soleil, prend pour chaumière et pour refuge la gloire ».
Cette vie de la phrase peut aller plus loin, en s’irisant d’esprit français ou d’humour celtique. D’abord l’esprit, qui joue sur les mots : « Ici se polissent, pour ainsi dire, les situations fausses et, si la compagnie n’est pas toujours bonne, elle affecte toujours d’être en bonne compagnie ». Et voici l’humour, qui est jeu de situations : « La Quatrième République fut fondée en exécration d’un pouvoir personnel et en crainte révérentielle d’un prestige dont on aimait l’éclat, dont on fuyait l’autorité ».
Mais allons plus avant dans l’art de l’écrivain, en abordant les portraits et les récits, qu’il s’agisse de batailles diplomatiques ou militaires. Nous y retrouverons, de nouveau, cette vie, qui est la marque de la Révolution de 1889.
Dans Henri IV, les portraits abondent. Nous nous arrêterons à celui du héros, qu’on nous développe de chapitre en chapitre. En voici un exemple : « Ce spirituel compagnon au visage éveillé, sur lequel régnait un vaste front qui contrastait par sa gravité avec tout ce qu’il y avait de raillerie dans les yeux, de sensuelle audace dans son grand nez courbé, portait en lui plus de tristesse qu’on ne croit ». Vous aurez remarqué l’expression du caractère par des images symboliques.
Quant aux batailles, nous choisirons celle de Fontaine-Française, dont le récit occupe quatre pages et demie. Il y a, d’abord, la description du champ de bataille, puis le récit des combats, enfin, la conclusion. Mais quelle vie dans la variété ! exprimée par l’historique du château, les dessous de la bataille, les commentaires du roi lui-même et d’un historien. Sans oublier ceux de la tradition locale.
Pour bien mesurer l’art de l’écrivain, il aurait fallu, par-delà le style, descendre jusqu’à la langue : jusqu’aux faits grammaticaux, comme la concordance des temps, que notre écrivain respecte si scrupuleusement, mais avec les dérogations qui s’imposent en introduisant des nuances. Mais il est temps de conclure.
Messieurs,
Je vais conclure. Or donc, c’est en ce dernier quart du XXe siècle que s’édifie, malgré les tensions, les haines et les guerres, cette Civilisation de l’Universel que Pierre Teilhard de Chardin, un Français, annonçait pour l’aube du troisième millénaire. Aujourd’hui, chaque continent, chaque région, voire chaque nation y apporte sa contribution, irremplaçable. C’est dans cette prospective que j’ai fait une relecture contemporaine de l’œuvre historique de M. de Lévis Mirepoix.
Et j’en ai tiré cette première leçon, que l’Histoire de France offre, aux peuples du Tiers-Monde, un modèle exemplaire. Elle le fait, d’abord, en présentant, pendant quelque mille ans, à travers la monarchie, les empires et les républiques, un équilibre vivant, toujours à ressusciter, entre l’autorité de l’État et les libertés aussi bien des personnes que des provinces ou régions et des communes.
Elle offre, en même temps, le modèle d’une symbiose biologique, mais surtout culturelle. Et elle le fait consciemment. Ce n’est pas hasard si le Rapport Jeannenay sur la Coopération, daté du 18 juillet 1963, présente la civilisation française comme une force de symbiose. Elle prend, de siècle en siècle et dans les autres civilisations, les valeurs qui lui sont d’abord étrangères. Et elle les assimile pour faire du tout une nouvelle forme de civilisation, à l’échelle, encore une fois, de l’Universel.
http://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-leopold-sedar-senghor
Réponse au discours de réception de Léopold Sédar Senghor
Le 29 mars 1984
Je dirai ton nom, Senghor.
Nomina, numina.
Chez vous, le nom se décline et se déclame, on le psalmodie et on le chante. « Il doit sonner comme le sarong, rutiler comme le sabre au soleil ».
Le nom appelle les prénoms. Vous en aurez trois. Vous êtes Sédar, celui qui ne pourra jamais avoir honte. On vous donne aussi au village, en asyndète avec le vôtre, le prénom de votre mère, Gnilane. Votre père, qui est polygame – il compte ses enfants, vos frères et vos sœurs par dizaines – n’en est pas moins catholique. Il vous fait baptiser, votre nom chrétien est Léopold qui veut dire lion. C’est aussi le sens du prénom ethnique de votre père, qui suit son propre prénom chrétien Basile. La seule différence, c’est que votre lion à vous passe le premier. Il est d’ailleurs étymologiquement « lion téméraire ».
Êtes-vous un cas de métissage biologique ? Cela ne serait pas pour vous déplaire. Vous avez fait l’éloge du métissage avant même de savoir à quel point vous aviez raison : notre confrère Jean Bernard nous en a dit beaucoup là-dessus.
Le mélange du sang, dans votre cas, serait d’origine portugaise et le dosage, en toute hypothèse, des plus faibles : une goutte dites-vous.
En faveur de la goutte, on plaidera que vous êtes né à Joal qui fut fortifié au seizième siècle par les Portugais qui lui ont donné son nom, et aussi que vous avez retrouvé dans la « brousse des livres » à Coïmbre la trace d’un Senghor : ascendance, ou homonymie ? Il peut tout aussi bien s’agir, dites-vous, à l’origine, d’un sobriquet donné par un capitaine à un « laptot ». Rien n’est négligeable de ce qui est emblématique. La navigation appelle sur vous les astres. Nom d’emprunt ou de naissance, armoirie ou appellation familiale, c’est déjà un apport qui est un appel. Voici que, par le baptême chrétien et le prénom usuel, un rameau du type culturel albo-européen est entré sur l’arbuste soudano-sahélien. Vous nous dites, en commentant Valéry, qu’en telle occurrence, tout dépend de la vigueur du sauvageon. La greffe prendra.
Léopold Sédar Gnilane Senghor, c’est déjà la moitié d’un de ces poèmes gymniques que l’on dédie aux « athlètes élancés ». Une circonstance symbolique prolonge le charme. Votre nourrice Nga est une poétesse. Nouveau Romulus, votre louve est une muse. Vous serez, vous, le fondateur d’une nouvelle Rome, la civilisation de l’Universel : Diversis gentibus fecisti patriam unam. Rutilius namatiamus de reditu suo.
Pourquoi s’en tenir à une muse ? À puiser dans vos écritures, on en compte au moins quatre dans le canton. Furent-elles toutes vos nourrices ? Plus ou moins, puisque vous l’avez chanté : « J’ai été nourri par les poétesses du sanctuaire ».
La plus célèbre est Marone Ndiaye. Vous avez traduit et publié quelques-unes des deux mille pièces qu’elle composa et que l’on nomme des Kim Ndiom. Vous avez la reconnaissance du lait. Comment douter après cela de la prédestination ?
Le royaume d’enfance, comme vous vous plaisez à l’appeler, la prolonge. Votre roi s’appelle Koumba Ndofène Diouf. Bien que Malinké, il règne sur le peuple des Sérères, votre peuple, qui vient, dit-on, du Haut-Nil, et dont le nom veut dire en égyptien : celui qui trace les chemins.
À la bataille de Fatick, les nobles, vos ancêtres, se firent barder de fer sur leurs destriers pour s’interdire, s’ils vidaient les arçons, de prendre le large.
À la différence de l’amour, pour le combat, fuir la tentation, c’est rester sur place.
Les temps épiques s’enfoncent dans la légende, que les griots du roi vous content au son des hautes koras. L’administrateur du Sine-Saloum gouverne la paix du colonisateur. Le roi, incarnant le vœu de Guizot, se contente de régner, tâche qui consiste à rendre visite à ses cousins. Votre père « le Lamarque » est du nombre. Le roi l’appelle oncle, Tokor. Ils échangent noblement les saluts et les cadeaux. Les rendez-vous honorables sont ceux du donner et du recevoir. Voici les peaux précieuses, les barres de sel – cette denrée garde ici la valeur qu’elle détenait chez nous à l’époque de Charles le Téméraire. Quant aux barres d’or, il faut préciser qu’elles proviennent de deux extractions différentes : entre connaisseurs, on peut bien goûter les crûs. Aux présents traditionnels s’en ajoutent de plus étranges. Des énigmes, dites-vous, et elles sont portées par des lévriers à grelots d’or. Et puis, des conseils, des hauts conseils comme des chevaux-du-fleuve…
Cette définition demeure pour moi une énigme : aurai-je droit à un grelot d’or ?
Autour de vous, les forces intérieures de la vie, dont vous évoquerez dans votre haute philosophie la subordination à l’existant humain, composent des scènes pour films exotiques. Les animaux, avec en tête le lion, bien sûr, lion du Sénégal, lion éthiopien, lion des deux Senghor, lion dont la gueule sculptée fait avec le sourire du sage l’ornement de la récade de commandement l’éléphant de la prière de M’Bissel, le lamantin qui chante dans la rivière. Les végétaux composent le décor, nous citerons le baobab parce qu’il est emblème, le rônier, le khaïcédrat, à cause de leur noms charmeurs. Mais nous tenons de vous que la plus haute plantation, c’est encore la forêt des symboles.
Si le roi est la rencontre du Mage, des hommes plus modestes et de profession plus active font l’ordinaire de votre compagnie. Votre oncle maternel Tokor Waly, est le maître de connaissances dont il n’est que temps de vous instruire car vous ne les retrouverez pas en rhétorique supérieure, il vous enseigne les signes que lisaient vos ancêtres dans la sérénité marine des constellations.
Vos amis sont les paysans, les pâtres « dont la flûte module la lenteur du troupeau ». Vous évoquez à juste titre votre « peuple peinant », mais ce peuple peinant ne mène pas toujours une vie pénible. Vous nous décrivez ces longues périodes de répit entre les tâches saisonnières, cette part de temps libre et dont le calendrier des jeux et des combats compose la chronique vibrante.
Les souvenirs d’un enfant que dis-je ? d’un enfant-poète donnent aisément le prisme de la fiction. Joal, Djilor et les villages des environs ne sont pas perpétuelle féerie, mais la vie y est souvent fériale. Et cela est dû, pour grande partie, au fait que cette vie est orale, sonore, parlée et chantée.
Selon les anciennes coutumes des Dogons, auxquels vous portez de l’attachement, la parole est assimilée, non seulement aux activités de base et à l’intelligence opératoire, mais aussi à l’amour sentimental. « Que les époux échangent de bonnes paroles affectueuses, qu’ils confondent leurs corps et leurs paroles en même temps ».
Si l’amour est parole, la poésie est musique ; chantée ou non, elle est accompagnée de ces instruments pour nous étranges, les koras, les balafons, le tout sur le fond du tam-tam « bondissant, véhément, lancinant », accordé à la magie récitative des syntagmes.
La poésie, le chant, la musique, la danse ne sont pas fourniture de divertissement, spécialité de professionnels, tournées d’histrions, césures de la quotidienneté. Ce sont trames dans le tissu, goutte à goutte dans la clepsydre, aliment de force nerveuse, influx galvanique de l’attention, « assistance taylorienne au travail ». Quand le tisserand tisse, il chante. « Ses paroles sont des pieds et des mains qui doublent les tendeurs et les navettes ». Le griot chante auprès du forgeron de métaux précieux. Le maître, au-dessus de son établi, prononce des incantations et à l’achèvement de l’ouvrage, il exécute le rite qui consacre la beauté : « la danse glorieuse du bijou accompli ».
À cette qualité de vie, vous donnerez plus tard un nom. Ce ne sera pas la convivialité dont on use et mésuse depuis son invention par le gastronome Brillat-Savarin, (qui n’en prévoyait pas la carrière). Ce ne peut être ni la commune primitive, ni le collectivisme, bien sûr, et vous avez raison de ne pas retenir la société communautaire. C’est la société communielle. Vous la quittez à sept ans. Vous l’emportez avec vous pour toujours.
II
Le moment est venu pour vous de passer du Royaume d’Enfance aux Auberges du Savoir.
Les Pères du Saint-Esprit, qui vous reçoivent à Saint-Joseph de Ngasobil, le « Puits de Pierre », forment avec les élèves une petite communauté où l’on partage les tâches domestiques et où le défrichage des terres va de pair avec celui des intelligences.
La même Compagnie ouvre en 1923 à Dakar, à point nommé pour vous accueillir, un collège séminaire qui porte le nom du Père Libermann, auteur de la célèbre maxime : « Soyez nègres avec les nègres ».
Les mathématiques sont pour vous un jeu et vous assimilez aisément le modèle du secondaire classique français. La curiosité et le sens de la contradiction vous rendent sensible à l’attrait des Grands Barbares blancs, Celtes, Germains et Slaves ; le Saint Empire Romain Germanique enflamme votre imagination noire parce que « le seul nom vous fait découvrir la complémentarité des contrastes ». L’esprit de contestation, qui garde sa mesure, vous porte du spirituel au temporel. Puisque les blancs veulent vivre nègres, les nègres peuvent vivre blancs, ce qui veut dire d’abord dormir dans des lits avec des draps. Vous vous faites le Mirabeau d’un petit groupe d’élèves « qui, relativement privilégiés, voudraient l’être davantage ». Votre directeur, le Père Lalouse, en voit rouge. « Vous devrez vous contenter de vos bas-flancs et de vos pagnes, vous n’allez tout de même pas vous prendre pour des êtres civilisés ! » et, pour faire bonne mesure d’argumentaire, le voici qui appelle au secours, l’imprudent, la sémantique ! Vous êtes enfants de la brousse, c’est-à-dire étymologiquement des « sauvages ». C’est l’incident anodin, c’est le choc décisif, c’est la révélation bouleversante. Passent sur votre écran intérieur la courtoisie héraldique de la visite royale chez le Lamarque, les tableautins du tisserand qui chante et du forgeron qui danse, les Trois Grâces des nourrices poétesses.
« Nous ne sommes pas des barbares, nous sommes des civilisés d’une autre civilisation », d’une civilisation de dignité et de nobilité, où toute manière est polie, toute parole belle avec une autre manière de penser le monde et d’être au monde, une certaine façon de manger et de travailler, de rire et de pleurer, de danser et de chanter, de peindre, de sculpter, et aussi et surtout de prier. « C’est alors, dites-vous, que l’idée s’ancre au plus profond de mon moi : l’idée, non pas le mot, d’une civilisation noire différente, mais égale ».
Quelque chose souffle à votre orgueil : égale ? sauf pour ce qui est de la technique. La technique, cela se trouve, les machines ce n’est rien de plus que l’esprit des machines. « Ce qui nous manque, nous le volerons à l’Europe ». Vous savez que vous n’aurez pas à voler ce qui déjà vous appartient, la « raison discursive inhérente à l’homme ».
Votre civilisation noire existe, elle peut être égale, elle ne demande pas à être supérieure, chacun peut emprunter, ou plutôt réacquérir la supériorité de l’autre.
La scène de ménage avec le Père directeur achève la leçon commencée par la découverte du germanique romain. En vous refusant la civilisation de la literie, on vous a donné la clef de toutes les autres. « Depuis cette année de collège, avez-vous écrit, le but, plus exactement le sens de ma vie, a été de prouver et de vivre cette idée ».
Cette idée qui n’est pas encore tout à fait une idée est déjà une cause. Pour servir cette cause, il vaudrait mieux renoncer à embrasser l’état ecclésiastique. Puisque vous ne faites pas vous-même cette déduction logique, le Père Lalouse, toujours lui, tranche à votre place, comme s’il vous comprenait, et parce qu’il ne vous comprend pas. Vous terminez vos études au lycée laïque. Vous ne réciterez plus la ballade de Victor Hugo.
Voudrais être
Clerc ou prêtre…
Il faut choisir une autre cléricature, celle de l’agrégation de grammaire. Un autre sacerdoce, celui de l’Universel.
Vous n’aurez pas votre tombeau à Notre-Dame, mais vous débarquez à Paris, nimbé d’innocence.
III
Quarante ans après la révolution culturelle de 1889, les ondes de cet événement formidable et inaperçu envahissent la capitale européenne du bel esprit : « La danse glorieuse du bijou accompli » pourrait être l’enseigne emblématique de ce Paris des années trente où l’exotisme fait recette et où la négromanie fait fureur au point que Jean Cocteau la trouve fastidieuse et que Pablo Picasso s’écrie : « L’art nègre, connais pas ». Mais vous n’avez pas encore identifié la révolution culturelle, vous ne connaissez pas les Demoiselles d’Avignon, les engouements des beaux quartiers vous sont étrangers, et les crocodiles de vos marigots ne sont pas de ceux qui croquent Odile, selon la fantaisie de l’auteur du Potomak. Venue d’Outre Atlantique, la vogue de la négroness porte au quartier latin l’apostolat de William, Edward, Burghardt Du Bois. L’anthologie manifeste The New Negro deviendra votre livre de chevet. Paulette Nardal fonde la revue « Le Monde Noir ».
René Maran, auteur de Batouala, est lauréat du Prix Goncourt depuis dix ans, André Gide, après le Tchad ou le Congo, revient d’Afrique chaque semaine. Paul Morand persévère sous d’autres titres à ouvrir et à fermer les nuits de l’érotisme internationalisé. Maurice Dekora promène la Madone des sleepings dans la gondole aux chimères, Valéry Larbaud croise sur le yacht de A.O. Barnabooth, qui fait yacht à part. Un chanteur négro-américain crève les écrans où le septième art dépense sans compter « la parole qui est lumière », mais avec parcimonie « la grammaire qui est pensée ».
La danse de Joséphine Baker nous satanise et le blues de Marianne Anderson nous angélise. Les cocktails se débitent au mètre cube et les tableaux au mètre cubiste. Le triomphe du jazz chaud prépare l’installation feutrée de la guerre froide. André Breton tire de sa manche le joker du surréalisme qui dérange tous les jeux et enrichit à l’infini les combinaisons.
Les précieuses ne sont plus dites ridicules, mais de Genève, parce qu’elles se rendent entre deux trains jusqu’à cette ville pour contempler l’apparat de la Société des Nations, dont le destin, à les en croire, se décide dans leurs alcôves.
Mais vous n’en savez rien.
Vous ne hantez pas les salons. Vous fréquentez les théâtres, les musées, les concerts, les bibliothèques. Vous parcourez les rues comme le piéton de Paris.
Vous y apprenez l’Afrique, la vôtre.
À la rentrée des Facultés, la découverte du grand amphithéâtre de la Sorbonne vous a saisi d’un frisson d’agoraphobie. Un professeur charitable vous a installé dans le cocon villageois de la khâgne de Louis-Le-Grand. Nous relevons dans vos poèmes le nom de la rue Gît-le-Cœur.
Il vous suffirait de traverser un certain samedi cette Seine dont Jean Giraudoux et Franz Toussaint disent qu’en vérité elle est l’Yonne, pour gagner le Palais de Justice et la Bibliothèque de l’Ordre des Avocats où se tient la séance solennelle de la Conférence. Le deuxième discours porte sur la théologie de la grâce et sur le thème pascalien de l’accordement des contraires que l’on n’appelle pas encore la dialectique. Au cours de la soirée qui suit, le bâtonnier questionne l’orateur : « Dites-moi, Faure, est-ce que vous avez été séminariste ? ». Mais je n’ai pas l’esprit de répondre : « Ce n’est pas moi, Monsieur, c’est Senghor ».
L’Exposition de 1931 a consacré l’Épiphanie de l’Empire et ouvert le procès de la colonisation. Du côté métropolitain, nul ne met en doute le bienfait de l’œuvre mais quelques-uns s’interrogent sur le bien-fondé du droit. Quant à l’autochtone, l’apprentissage d’une culture étrangère lui fait tout naturellement prendre conscience de la sienne, et la tentation est peu résistible de retourner contre le dominateur les armes offertes par le pédagogue.
Comment un professeur tourangeau, s’il est natif du royaume du Sine, pourrait-il éviter d’évoquer cette cause à son prétoire personnel ?
De l’accusation, vous retenez des preuves impitoyables mais dont l’enrobement poétique estompe la visibilité.
Deux cents millions de morts, C’est l’abstraction de la tragédie antique. « Dix millions de déportés dans les maladreries des navires », voilà qui parle davantage, mais de si loin.
Et quand, évoquant les enfants traqués et opprimés de l’Afrique, vous lancez l’apostrophe : « Vous en avez fait les mains noires de ceux dont les mains étaient blanches », l’image est si belle que la vindicte s’en trouve exorcisée.
« L’Europe blanche est une grande coupable » : vous la condamnez… à recevoir la miséricorde. Le cas de la France s’en distingue. Elle a partagé tous les péchés, elle est co-auteur des crimes, mais selon la règle du Sanhédrin, vous devez aussi assumer la défense et au cœur de la défense, vous trouvez l’apologie.
Car la France est aussi son Autre Personne.
L’autre personne de la France, c’est le peuple qui a proclamé l’abolition de l’esclavage. C’est « le peuple de feu qui a écrit la fraternité sur la première page de ses monuments ». La France a ouvert votre cœur à la connaissance du monde ; avec elle, les mains blanches ne sont pas venues les mains vides.
Vous avez arraché de votre cœur le serpent de la haine. Vous demandez seulement qu’on arrache des murs l’offense du « rire Banania ».
« Seigneur, parmi les Nations Blanches, place la France à la droite du Père » : ainsi monte au ciel votre prière de paix, pour grandes orgues, dédiée à Claude et à Georges Pompidou, vos amis d’alors et de toujours, vos compagnons d’Âme.
Mais du sein de l’Europe et depuis le territoire de l’une de ces nations blanches surgit la plus formidable vague d’infamie que l’Histoire ait jamais connue.
Vous voici fantassin, puis au Stalag « soldat humilié que l’on nourrit de gros mil » mais qui s’adonne à la lecture de Platon, à la fois en grec et dans la traduction anglaise. Au Stalag où vous écrivez : « les charniers me semblaient moins effroyables que les haines ».
De la haine, de l’Allemagne, vous dites que vous avez été immunisé par Frobenius. Et, en effet, Frobenius vous a fait appréhender l’ethnotype allemand et cette disposition émotionnelle qui le rapproche de l’africain. Vous savez que ce « don de saisissement » dont procèdent les aspects romantiques de sa nature, peut aussi exposer l’allemand, par voie d’inversion, à la saisine organisatrice de l’obsession.
Mais ce n’est point par Frobenius, ni davantage par Goethe, ni par cette escouade de poètes que vous aimez, que vous êtes immunisé de la haine. C’est par votre nature. Plus précisément, par la conscience que vous avez prise de cette nature retrouvée par vous dans sa profondeur. Vous êtes immunisé de la haine par la négritude.
La négritude qui est une clef de compréhension, donc de conciliation ; de coexistence pacifique, prête à se transposer en coexistence créatrice (rendons à César la monnaie de Maurice Druon).
Le terme de négritude imaginé par Aimé Césaire – vous auriez sans doute préféré dire négrité (comme on dit latinité et grécité) – comporte plusieurs nuances de signification : c’est d’abord l’ensemble des valeurs du monde noir, plus exactement du monde négro-africain. Cet ensemble de valeurs, une fois assemblé et structuré, constitue un modèle culturel que vous pouvez proposer comme un modèle d’humanisme susceptible d’être accepté par tous.
Dès lors, la négritude s’amplifie et se magnifie au point de devenir dans votre regard l’humanisme du XXe siècle.
C’est à ce point que l’équivoque menace.
Comment, vous Africains, hier encore à peine ou point civilisés, avez-vous l’arrogance de nous imposer, à nous les Blancs et à tous les autres, votre modèle africain ? Que dirait le Père Lalouse, je vous le demande ?
Faut-il s’exclamer ou s’esclaffer ? Ni l’un, ni l’autre.
– Je ne vous impose pas un modèle, précisez-vous, je vous le propose. C’est une offrande. Ce modèle n’est pas – ou n’est pas seulement le mien – c’est aussi le vôtre. Vous l’avez égaré. Je l’ai retrouvé. Je vous le rapporte. Nous aurons le même.
– Et où donc l’avez-vous retrouvé, je vous prie ?
– Oh ! c’est très simple. En remontant très loin dans le temps, vers la préhistoire, je pense. Nous avions un fond commun dans ce temps-là.
– Et comment se fait-il que ce soit vous, Monsieur Senghor, qui soyez allé le retrouver ce modèle de la préhistoire ?
– Eh bien ! parce que cela m’est plus commode. Je suis plus près. Les choses se passaient chez moi. Je ne l’ai pas inventé, les savants vous l’expliqueront. Le Père Teilhard de Chardin en était convaincu.
– Est-ce très ancien ?
– À peu près 5 500 000 années. C’est court si l’on considère les 20 milliards pour le grand Bang, les 5 milliards pour le système solaire.
– C’est plus long si l’on prend comme mesure l’immortalité académique.
Au surplus, et quoi qu’il en soit de la préhistoire, l’épreuve coloniale a induit le négro-africain à revendiquer, non pas, comme son vis-à-vis, la supériorité, mais l’égalité. Ce qui fait que le blanc pourra aussi bien dire qu’il s’agit de son humanisme à lui, puisque l’égalité c’est la supériorité de chacun.
Voilà pourquoi nous ne saurions imputer à la négritude ni le complexe d’infériorité ni le complexe de supériorité car justement son modèle implique le rejet des complexes. Pour autant, on ne saurait le qualifier de simpliste. Il est implexe.
L’inventeur de la négritude est un poète. La négritude sera d’abord poésie. Elle aurait pu être simple juxtaposition, tolérance entre des prosodies distinctes, échanges de bonne compagnie.
Vous êtes allé au-delà du nécessaire pour atteindre l’exemplaire.
Vous avez réalisé une symbiose, un métissage.
Entre la prosodie française structurée par la succession syllabique, vouée à la catharsis de la signification, exposée à la faiblesse de la densité émotionnelle et à l’atonie auditive.
Et la métrique africaine tramée par l’alternance et la succession des accents, attentive à la musicalité interne de la syllabe sonore et de ses jeux, appliquée à produire un effet de signifiance globale ou l’interprétation lexicologique est dosée en même temps que les autres modes de transmission du contenu sémantique ; exposée en revanche, à la fluidité de l’intelligible, à l’ambiguïté du message.
Gradus ad Parnassum. La réussite de cette convergence dans la prosodie se prolonge en spirale vers d’autres synthèses, vers les thèmes, les genres et les sujets.
Si la fresque politique est un chant passionné, le poème d’amour révèle votre sensibilité cosmique et trouve son hypostase dans votre vision du monde.
Ainsi, dans la suite intitulée « que m’accompagnent Koras et Balafons », où l’hymne à la nuit africaine s’adresse aussi bien à la beauté de la femme et brasse tous les thèmes de votre métaphysique.
Nuit d’Afrique, ma nuit noire mystique et claire noire et brillante
Ô ma lionne ma beauté noire, ma nuit noire ma noire ma nue.
Mais c’est aussi la nuit qui « fond vos contradictions dans l’unité première de la négritude ».
De même, dans Cheka, le symbole s’enchaîne au lyrisme d’un seul mouvement :
Que de cette nuit blonde ô ma nuit ô ma noire ma Nolivé.
Que du tam-tam surgisse le soleil du monde nouveau.
Œuvre accomplie n’est pas fin en soi. La vôtre est à la fois un progrès, un témoignage, un acquêt pour la civilisation de l’Universel.
Vous êtes de ceux qui pensent que les poètes, parce qu’ils sont des visionnaires, sont qualifiés pour conduire le destin des peuples dans les périodes de mutation, quand le mouvement de l’Histoire est si rapide qu’on ne peut l’accompagner qu’en le précédant.
Avant la guerre, vous vous êtes inscrit au Parti Socialiste, S.F.I.O.1. Vous avez contresigné la candidature de Lamine Gueye à Dakar dans l’ambiance du Front Populaire et vous avez composé, sous le titre : « À l’appel de la Race de Saba, Woï pour deux koras », une homélie anticapitaliste, diatribe contre les conseils d’administration et les banquiers où l’on trouve quelques traits d’analogie avec le discours tenu par Lénine aux Anges dans les poèmes urdu de Mohamed Iqbal.
En 1945 – l’année où vous publiez les Chants d’Ombre et un recueil de chants Sérères – vous devenez député du Sénégal comme co-listier de Lamine Gueye et vous vous inscrivez au groupe parlementaire socialiste.
Mais vous n’êtes pas marxiste, vous ne le serez jamais, vous ne pouvez pas l’être.
Vous disposez avec la négritude d’un système de pensée qui vous dispense de subir l’envoûtement d’un autre, lequel, de surcroît, est contraire à celui que vous avez élaboré
Le marxisme – qui se qualifie (à tort) de socialisme scientifique – et la négritude – qui est un humanisme d’inspiration négro-africaine, sont, pour l’essentiel, incompatibles.
La négritude est une pensée concordataire et, si vous me permettez l’audace de cette affirmation, proudhonienne.
Avec la minutie du grammairien, vous avez épuisé les bibliographies et approfondi les thématiques. Vous posez la constatation décisive que le marxisme n’est pas un bloc d’un seul tenant. « Puisqu’il faut conclure, dites-vous, notre conclusion sera que le marxisme ne conclut pas ».
Dès lors, vous acceptez volontiers du marxisme ce que vous y trouvez de bon, et notamment l’ouverture à une méthode, une voie. L’essentiel de cette méthode est la dialectique. Vous la faites remonter en amont de Hegel et de Pascal jusqu’à Aristote.
Mais il faut être équitable : l’apport des fondateurs du marxisme, et plus particulièrement de Friedrich Engels est substantiel.
Il faut prendre une approche pour une approche.
Le dogme n’est plus une approche. Il n’est pas une progression de la dialectique : il est son refus, il est le seul contraire qu’elle ne puisse pas traiter puisqu’elle est le contraire d’elle.
L’esprit dialectique reconnaît, par essence, la position de l’Autre. L’esprit dogmatique détruit par naissance l’Autre position.
Une remarque d’Engels vous donne la clef. Il évoque à propos de son partenaire ce qu’il appelle « les siennes lubies subjectives ». Le dogme est produit par la subjectivité parce que l’objectivité le réfute. Le dogme est l’anti-science.
Après la guerre, après la parution de l’Échelle Humaine2, beaucoup de personnes pensent que le socialisme français va s’écarter, sinon de tout marxisme, du moins de sa partie dogmatique. Ce n’est cependant pas le cas. Léon Blum, lui-même, tout en éliminant les formes philosophique et dialectique du matérialisme, le retient dans sa partie historique. Telle est la doctrine consacrée par le Congrès de 1948. Mais vous n’êtes plus là pour admirer ce déterminisme coupé de sa philosophie et que l’on imagine comme ce saint qui portait sa tête sous le bras.
Depuis le mois d’octobre, vous avez quitté le Parti Socialiste pour repenser, dites-vous, le socialisme. Et aussi pour fonder le Bloc Démocratique Sénégalais.
Les augures de l’administration, qui vit en symbiose avec le parti orthodoxe, se gaussent de votre extravagance et pronostiquent votre culbute.
Mais le peuple de la brousse répond à l’appel de son enfant prodige qui, bardé de diplômes, et parvenu à la maîtrise de tous les vocabulaires, est le seul à lui parler le seul langage que ce peuple comprend.
À la couleur rouge, qui demeure celle de vos anciens compagnons, couleur du culte révolutionnaire figé dans l’immobilisme de ses desservants incrédules, vous opposez la couleur verte, fond chromatique du royaume d’enfance, symbole chlorophyllien du renouveau et du rayonnement de la vie.
Aux élections de 1951, vous gagnez de haute main les deux sièges.
On peut emporter Lamine Gueye dans son linceul de pourpre. C’est vous qui le ressusciterez.
V
Le parti socialiste, stupéfait de la déconfiture de son grand feudataire africain, lance contre vous l’excommunication majeure, l’interdictio aquae et ignis.
Alors que vous êtes le type du ministrable, vous voici le paria de la ministérialité.
Il ne paraît possible à aucun chef de gouvernement de vous accueillir, quelle que soit la majorité qui le soutienne, car un tel choix est publiquement considéré comme provocation anti-socialiste3. Et il existe un code de ménagement entre les quartiers généraux parlementaires.
Vous devrez donc attendre le dixième anniversaire de votre entrée à l’Assemblée pour devenir secrétaire d’État.
Le gouvernement qui se forme à la veille de la conférence de Bandoung ne va pas commettre la folie de ne pas faire appel à vous. Vous qui incarnez la dialectique des ethnies et le métissage des cultures, qui symbolisez le passage du dominat au contrat, qui êtes simultanément l’élu d’un peuple africain à l’Assemblée Nationale française et l’auteur du message magnifié par le poème où l’on voit l’enfant blanc et l’enfant noir qui se tiennent par la main4 « enfants de la France Confédérée ».
Un coup de téléphone à deux heures du matin, le constat rapide d’une concordance des sensibilités et d’une totale identité de vues ; une collaboration décisive se noue ; une longue amitié commence5.
Vos compétences d’attribution comprennent la recherche scientifique et le Haut Comité de la jeunesse. Vous êtes exemplairement adapté à ces tâches. Qui mieux qu’un poète peut comprendre la jeunesse ?
Et quant aux sciences, si vous êtes un professionnel dans vos propres disciplines, linguistique, ethnologie, sociologie, dites sciences humaines, vous êtes tout aussi compétent, tout aussi informé, tout aussi passionné à l’égard des sciences dites exactes, étant observé que la ligne de démarcation traditionnellement tracée au milieu de la géographie de la connaissance n’existe que pour la commodité de l’exposition.
Vous détenez d’autre part un autre mandat, un ministère sans titulature, une mission de confiance, celle de me conseiller dans tous les problèmes concernant l’Ensemble français et sa grande mutation.
Nous déplorions qu’aucune perspective d’ensemble n’eût été tracée avant de passer à l’application forcée de plans qui n’existaient pas.
Dans un gouvernement de 1952, le Ministre d’État François Mitterrand avait élaboré un schéma qui, conçu initialement pour la Tunisie, indiquait une plus vaste prospective. Mais les meilleures gestions ne sont pas nécessairement les plus durables. Celle-ci n’avait compté que quarante jours.
Vous vous mettez aussitôt au travail, qui est d’abord méditation et contacts, éclairé par les informations que vous recevez de Bandoung et de partout.
Votre rapport préparé discrètement est remis à la fin du mois de mai. Une devise éclate : « Choisir de ne pas choisir ». Qu’est-ce à dire ? Ne professe-t-on pas l’inverse ? C’est vous qui avez raison. Le refus d’un choix est un choix, il est le choix de la diversité des possibles. On ne choisit pas, dites-vous, entre l’uniforme et le carcan. La complexité du réel impose de jouer avec la diversité des possibles.
Il faut accepter l’intégration proposée par Jacques Soustelle car elle n’est pas la dépendance ; elle est le contraire de la dépendance, elle est réhabilitation.
Mais il faut aussi accepter le fédéralisme : la France et l’Algérie, chacune gardant ses institutions, seront appelées à former une république fédérale. D’autres structures, fédérales ou confédérales, surgiront : deux ou trois formules suffisent dès lors que l’une au moins est exempte de toute rigidité. Au-delà des unités et des sous-ensembles qui les engloberont, il y aura un plus vaste ensemble dans le titre duquel, selon l’exemple anglais du Commonwealth, le mot « français » ne doit pas apparaître : ce sera « l’Union des États Confédérés ».
Le modèle associatif, sous ses diverses figures, fédérale ou confédérale, est dominant dans votre pensée. Vous envisagez avec sympathie la construction Européenne que nous plaçons dans la perspective de la relance de Messine. Par la symétrie de ces conceptions, vous êtes en plein accord avec Robert Schuman, de même qu’avec Pierre July pour les protectorats et avec Pierre-Henri Teitgen pour l’Outre-Mer.
La précipitation des événements, le blocage du Conseil des Ministres par la tension du processus marocain, ne permettent pas de mettre à l’ordre du jour la Fresque Générale. Elle est d’ailleurs conçue comme devant être l’occupation et l’œuvre de la prochaine législature.
Pour prendre date, observer les réactions et préparer le terrain, nous décidons de publier le rapport, non pas comme texte gouvernemental mais comme une étude signée de vous : il paraît dans la revue La Nef.
Malgré votre finesse et votre patience, vous ne parveniez pas à comprendre le phénomène des incompréhensions irréductibles qui, ici et là, bloquent les décisions, entravent les exécutions, ourdissent les sabotages, à l’heure même ou, en zone espagnole du Maroc, un noyau dur d’armée de libération prépare le lancement du Djihad.
Il nous advint d’évoquer un jour ce Pierre Damiani qui fut jadis condamné comme hérétique pour avoir soutenu l’opinion que Dieu pouvait faire que ce qui s’était passé ne se fût jamais passé. Dans les couloirs de l’Assemblée Nationale, voire dans l’hémicycle, que de Damianistes qui s’ignorent et qui, de surcroît, se prennent pour Dieu ! car leur objectif n’est autre que d’annuler tout un pan d’Histoire qui les dérange.
VI
L’onction ministérielle dont vous êtes revêtu ne vous dissuade pas de vous joindre souvent à l’équipe chaleureuse de mes collaborateurs qu’en fin d’après-midi ou même tard dans la soirée, je vois surgir du poste de commandement de Madeleine Simon : Jacques Duhamel, Valéry Giscard d’Estaing, Robert Blot, l’Ambassadeur Bérard et les trois Pierre, Dehaye, Jeambrun et Sudreau.
Vous êtes près de moi, ou tout proche, pendant ces longues heures où l’on donne des ordres et où l’on attend de savoir s’ils sont exécutés, ou l’on éprouve l’angoisse de se demander si l’on parviendra à couper la date limite prévue pour l’embrasement général dont doit sortir, selon ses instigateurs, le Maghreb unifié révolutionnaire. Enfin, le fatidique, 1er octobre est neutralisé au moment même où il vient de prendre sa course.
Vous voici, vous, enfant du royaume du Sine, séminariste du Père Lalouse, au banc de l’Assemblée pendant le débat qui s’ouvre dans le tumulte des passions et dont la guerre et la paix dépendent. Tout le monde pronostique la chute du gouvernement, sauf vous et moi. On dit qu’un discours ne peut changer une opinion. La question n’est pas là : elle est de savoir si quatre cent quarante personnes qui partagent la même opinion vont consentir à émettre le même vote.
La majorité d’idées pourrait être la coutume. Elle est le miracle. Il survient. Quand une guerre est conjurée, on pense que c’est pour toujours ; quand un gouvernement est sauvé, on pense que c’est pour huit jours. Celui-ci passe encore, mais de moins haut, l’obstacle algérien.
Ce n’est pas tout de gagner le débat : il faut surmonter le combat, il faut réconcilier, il faut construire.
C’est encore votre conseil que l’on recueille, comme un des plus importants, au moment de prononcer la dissolution de l’Assemblée Nationale. Vous vous montrez affirmatif et résolu. Pour ouvrir avec l’Algérie le dialogue qui ne peut être reporté jusqu’au milieu de l’année prochaine, il faut que se forme très vite une nouvelle Assemblée, dégagée de la psychose préélectoraliste, ouverte aux majorités d’idée et qui dispose de l’autorité et du temps. Il faut susciter un choc en Algérie, tenir la conférence qui est prévue pour le mois de janvier avec des hommes qui partagent plus ou moins votre état d’esprit, eux qui sont issus de l’autre zone de l’africanité. Nos interlocuteurs attendent. Ils attendent le sursaut de l’innovation institutionnelle.
En combinant l’intégration et l’égalité des droits avec la République fédérale programmée à brève échéance, et dans la perspective de l’Union, tout est possible : plus exactement, cela est possible qui est le seul possible. « Il est toujours encore temps » ? Il n’est que temps.
Alors, dissoudre.
Décision qui soulève tumulte, fureur, contestation juridique et grandiloquence républicaine.
Ce n’est pourtant pas franchir le Rubicon, remarquez-vous, que d’appliquer expressément un article constitutionnel.
Me voici même caricaturé en Maréchal, en souvenir de 1876.
– « Je puis vous rassurer, me dites-vous. Personne ne songera à vous prendre pour Mac-Mahon. »
Je réponds : « Vous non plus ».
« Présent, o Guelowar ! »6 Seul le Général de Gaulle pouvait encore sauver la grande perspective.
Il le souhaite, il s’y efforce, il vous insulte et vous l’aidez de toute votre âme. La Communauté dont le Sénat nous réunira au Palais du Luxembourg pour la première session, la seule, révèle sa parenté avec l’Union des États Confédérés. Cependant, vous ne parvenez pas à faire passer vos thèmes majeurs, à savoir que l’on ne peut marchander l’indépendance et que la structure de l’association doit être pluraliste.
Il faut bien dire que les circonstances ne sont pas propices : la guerre d’Algérie prolonge ses combats et projette ses métastases.
Non sans crise de conscience, vous vous résolvez à voter oui au référendum. Mais la construction marquée de fragilité par sa rigidité ne sera pas viable. Cependant de grandes parties peuvent être sauvegardées, la communauté d’avenir ne sera pas abolie.
À défaut du grand Ensemble français, vous vous efforcez de sauvegarder un ensemble fédéral de l’Afrique occidentale. N’y parvenant pas, vous vous repliez sur le thème d’une fédération à deux qui sera celle du Mali, mais ne le sera que pour une vie d’éphémère.
Vous gouvernez le Sénégal. Vous incarnez ses institutions comme le premier Président de sa République. Vous savez qu’à un tel poste, l’objectif n’est pas tant d’accomplir des miracles que d’éviter des catastrophes. Vous vous refusez aux proclamations dogmatiques et aux expérimentations désastreuses. Vous libérez la terre pour la confier aux paysans, selon l’esprit de tradition africaine, qui concorde d’ailleurs avec la pensée et la doctrine de certains anciens juristes français. Vous maintenez votre refus de confondre le socialisme tel que vous le concevez avec les nationalisations qui sont un capitalisme d’État.
Vous n’êtes pas seulement un président politique, vous êtes un président culturel : le développement des activités artistiques, la stimulation de l’esprit créatif sont votre affaire et vous parvenez même à obtenir quelques succès contre tous les spécialistes aux yeux desquels l’art africain n’est bon que pour la brousse.
Vous incarnez la vie du Sénégal mais vous ne cessez point d’appartenir à la vie de l’Afrique et à la vie du monde. On vous appelle, on vous interroge, on vous confie des arbitrages, Vous êtes le recours de la sagesse. La grande cause de la francophonie vous trouve toujours à son service et vous concevez pour elle de nouveaux desseins.
Vous avez illustré dans votre carrière et vous incarnez dans votre personne la double qualification dont mon maître Gabriel Le Bras avait salué un Souverain pontife, celui même vers qui votre prédécesseur à ce fauteuil, notre merveilleux ami le due de Lévis-Mirepoix, inclinait sa curiosité de chercheur et à qui il vouait une de ces amitiés hors chronologie que connaissent les historiens et les poètes. Comme Boniface VIII, vous êtes, et dans le plein sens de chacun de ces termes, symphoniste et modérateur.
VII
Elle est une, elle est sainte ! Malgré la beauté du texte, votre conception de l’humanisme ne trouve évidemment pas son expression dans la bulle Unam Sanctam.
Pas davantage, ne doit-elle être confondue avec les thèmes généraux et généreux des idéalistes, utopistes et optimistes qu’expriment notamment l’unitéisme de Charles Fourier et l’universalisme d’Alphonse de Lamartine.
Le modèle que vous nous proposez trouve son originalité et sa puissance dans votre propre symbiose culturelle ; il intègre les récentes découvertes de la science et les nouvelles donnes de l’épistémologie et de la logique. L’enseignement du Père Teilhard de Chardin lui a imprimé sa marque et offert son nom.
Les Anciens disaient à propos du pouvoir impérial : Lex animata in terris.
Je voudrais reprendre cette image, en m’adressant en vous, non pas à l’imperator mais au concepteur, et en donnant au mot loi, non pas le sens de règle normative mais celui qui lui est supérieur d’une formulation de la connaissance.
Vous êtes une loi d’humanisme incarnée parmi les humains. Votre loi est celle de la gravitation vers l’universel.
Cette représentation n’est-elle pas déjà sensible dans les thèmes d’ontologie africaine que vous avez remodelés et rajeunis : les subordinations, on pourrait presque dire les ordinations, entre règnes inférieurs et forces humaines, entre l’existant et l’étant, les articulations des jeux médiateurs vers le jeu de l’être, c’est-à-dire du divin ?
Quant à l’humain, à ses sociétés, à ses groupes, à ses cellules, à ses concepts, à ses modes créatifs, à ses types culturels, à ses croyances, à la raison subjective, à la raison discursive et aux états intermédiaires, vous nous les faites saisir dans l’incessante mobilité qu’impose la translation des contrastes aux complémentarités, des dialectiques aux synthèses, des métissages aux symbioses, progressant toujours, sans y parvenir jamais, vers un état de soudure sans confusion pour lequel je propose le nom de coalescence.
Le point culminant de votre recherche, c’est qu’elle entend globaliser avec l’espace, le temps ; unir les deux universels, trépasser, au sens étymologique du mot, la dichotomie de leurs images dans le miroir de notre imparfaite intellection.
Toi ensorcelé par hier et aujourd’hui
Contemple un autre monde en ton propre cœur
Notre temps qui n’a ni commencement ni fin
S’épanouit dans le parterre de fleurs de notre esprit
Connaître ses racines anime le vivant d’une nouvelle vie
Son être est plus splendide que l’aube.
Ainsi parlait Mohamed Iqbal.
Ainsi vous plaisez-vous à rechercher vos racines, à remonter vers les sources à partir des dernières paillettes captées dans votre royaume d’enfance et dans la société communielle.
Mais ce n’est pas pour replacer en amont cet âge d’or que le Comte de Saint-Simon voulait projeter dans le futur.
Ce n’est pas pour priver l’homme de son devenir, pour lui faire subir l’exérèse de son cerveau informatif tout neuf, c’est pour le rétablir, le réhabiliter dans la durée, afin de réaliser, en l’inversant, la synthèse pascalienne du vieil homme et du cœur nouveau, c’est-à-dire la raison du cœur qui est permanence avec la raison du discours qui est conquête, conduisant l’homme ancien et nouveau, l’homme total, à se projeter en avant de sa totalité et à se concevoir au-delà de l’infinitude, réalisant ainsi une autre synthèse : celle de théorème de Godel et de l’équation prière-poésie posée par l’auteur, ici bien connu, de la Métaphysique des Saints7.
Vous êtes chrétien et catholique. Nous savons ce dont vous êtes redevable à votre foi et vous en avez, dans votre plus belle élégie8 sublimé la gratitude, mais aucune considération subjective n’entre dans l’élaboration de votre pensée.
L’admirable de votre loi, c’est qu’elle s’adresse à tous les mouvants de toutes les croyances et même de cette sorte de croyance qui en est la recherche. Loin d’abolir les différences, elle dévoile la richesse de l’homme. Elle y voit la condition de son accomplissement dans le donner et le recevoir. Par là, vous montrez la voie à une symbiose de l’universel entre les allégeances religieuses, et notamment à une approche synectique entre le christianisme et l’islamisme, qui peut conduire à franchir de graves malentendus, à conjurer de lourds et pressants périls et à préparer une réponse aux plus hautes exigences de notre spiritualité.
Par là, votre civilisation universelle n’est pas seulement théorème ; elle est annonce, elle est l’offrande à la jeunesse, à toutes les jeunesses.
Lorsque la grande menace projetée sur le monde s’affirme comme étant celle des fanatismes haineux, usurpateurs de sacerdoces et déviateurs du divin, il est incertain de ne chercher le salut qu’en s’appuyant sur le pouvoir temporel au service du droit quotidien. Mais quelle force d’exorcisme pourrait surgir de la mobilisation des sciences et des consciences autour des valeurs humaines contenues dans l’enseignement des Livres fondamentaux !
Comme dans le chant amébée que compose, avec votre œuvre, le message du poète asiatique, fondateur d’État comme vous, apôtre islamique de l’Universel :
Apparais, ô cavalier du destin,
Apparais, ô lumière de l’obscur royaume du changement,
Apaise le tumulte des nations,
Enchante nos oreilles avec la musique,
Lève-toi et accorde la harpe de fraternité9 !
Cette apostrophe n’a-t-elle pas trouvé son destinataire ?
Je dirai ton nom, Senghor.
Notes :
- Section Française de l’Internationale Ouvrière.
- Ouvrage de Léon Blum.
- L’année politique – mars 1955.
- L’auteur précise que l’ordre de présentation est alphabétique.
- Léopold Sédar Senghor est Secrétaire d’État dans le Gouvernement constitué par M. Edgar Faure et présenté à l’Assemblée nationale le 23 février 1955.
- Titre d’un poème composé par Léopold Sédar Senghor pendant sa captivité et dédié au Général de Gaulle.
- L’abbé Henri Brémond. La Métaphysique des Saints est le titre du dernier tome de L’Histoire littéraire de la Pensée religieuse en France.
- L’Élégie à Philippe Malinké.
- Mohamed Iqbal
http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-reception-de-leopold-sedar-senghor
Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Léopold Sédar Senghor, en l’église Saint-Germain-des-Prés
Le 29 janvier 2002
Hommage à M. Léopold Sédar Senghor*
PRONONCÉ PAR
M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel honoraire
en l’Église Saint-Germain-des-Près, le mardi 29 janvier 2002
Le pouvoir n’est pas ordinairement le chemin de la sainteté. On n’est pas chef d’État pour faire son salut.
Et pourtant Léopold Sédar Senghor, le grand Senghor, exerça ses fonctions suprêmes aussi chrétiennement qu’il était possible.
Il était un croyant sans faille. Il priait, il honorait Dieu en latin, mais avec une âme d’Afrique, avec un élan puissant vers la divinité mystérieuse.
Tous ses dons, et son incroyable destin, il les tenait comme cadeaux de Dieu, comme des grâces dont il était dépositaire et dont le donateur était seul responsable. Aussi, il ne s’enorgueillissait pas de ses supériorités ni ne s’excusait de les exercer. Il se conformait pleinement à la maxime de Rosmini, selon laquelle « chacun doit s’efforcer d’exceller dans l’état où il a été mis par la Providence. »
Si cet état était très haut, il se faisait devoir d’en tirer le meilleur, et témoignait de la parole de saint Bernard selon laquelle « l’autorité est un devoir ».
Rien de ce qu’il eut et ce qu’il fit n’allait de soi. Tout fut combinaison d’étonnantes aptitudes naturelles avec une non moins étonnante maîtrise et de l’action et de la création.
Il n’allait pas de soi qu’un petit garçon sérère, instruit dans un collège religieux de son pays, arrivât dans la classe de khâgne du lycée Henri-IV en même temps que le jeune Pompidou, et qu’ainsi deux futurs présidents de la République, l’un de France, l’autre du Sénégal, aient étudié ensemble le grec ancien et la philosophie.
Il n’allait pas de soi que ce premier africain agrégé de grammaire, qui allait l’enseigner à des enfants tourangeaux, fût simultanément le définiteur de la négritude et qu’il devînt, par une vaste œuvre poétique en français, celui qu’on désignerait comme « l’Orphée des tropiques ».
Beaucoup d’hommes ont, en leur jeunesse, des rêves généreux ; mais bien peu parviennent à les conserver et à les faire partager.
Il n’allait pas de soi que Senghor trouvât dans Teilhard de Chardin la dénomination de son rêve : « La civilisation de l’universel ».
Qu’est-ce que cette civilisation de l’universel, sinon la mise en œuvre, à l’échelle de la planète, du commandement sans doute le difficile à observer, que le Christ ajouta au Décalogue : « Aimez-vous les uns les autres » ?
C’est en vue de la civilisation de l’universel qu’il enseigna la démocratie à son peuple et démontra qu’elle pouvait se superposer à la palabre africaine, exemple peu ou mal suivi, mais exemple quand même.
C’est au nom de la civilisation de l’universel que Senghor se fit le prophète du métissage, rejoignant Lévi-Strauss qui affirme qu’ « il n’y a pas de civilisation sans mélange des cultures », mélange qui exclut tout intégrisme.
C’est comme une étape vers la civilisation de l’universel qu’il conçut, qu’il inspira, qu’il donna naissance à l’organisation de la Francophonie, communauté des cinquante peuples et des centaines de millions d’hommes, vivant sous des climats si différents, qui ont le français en partage.
Chrétien, Senghor, certes ! Soir et matin, il récitait son Pater noster : « Ne nous soumets pas à la tentation. » S’il est une situation qui soumet aux tentations, c’est bien le pouvoir. S’est-il fait construire des palais, Senghor, pour témoigner de sa puissance ? Président d’un nouvel État, il s’est installé, sans aucune gêne et sans rien changer, dans la vieille résidence que venait de quitter, avec le maximum de dignité, le Haut-commissaire de toute l’Afrique occidentale, Pierre Messmer, alors que la France venait de porter à l’indépendance sa plus ancienne colonie.
Et combien était discrète, la villa des brefs repos, à Popenguine, devant l’Océan, et comme l’hospitalité y était familiale !
Senghor échappa à la tentation de l’argent, si constante, si facile qui entoure celui qui détient la décision, comme il échappa à la tentation de durer indéfiniment, de rester possesseur des honneurs et de l’autorité. Il fit sienne la pensée de Charles de Gaulle : « Il faut savoir quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent. » Ayant préparé son Premier ministre à lui succéder, il retourna à sa plume, comme Cincinnatus à sa charrue, et se retira dans la « normandité » de son épouse.
Après tant d’œuvres et d’accomplissements, alors il allait de soi que Léopold Sédar Senghor entrât à l’Académie française, encore que de vieux préjugés se fussent mis pendant dix ans à la traverse.
Il fallut un peu pousser les portes pour que l’homme de l’universel pénétrât dans cette Compagnie qui rassemble et résume, à peu près, ce que les siècles de la France ont produit de meilleur.
Il semble qu’aucune élection ne lui ait causé plus de joie, qu’aucune dignité n’ai eu plus de prix à ses yeux. Attentif, assidu, il fut un académicien modèle, et d’une modestie bouleversante. À la Commission du Dictionnaire, il était devenu professeur de grammaire, soucieux de la clarté des exemples, soucieux des moindres détails de ponctuation. Il pensait la langue française en fonction de tous ceux qui l’apprennent, la parlent et la veulent mieux parler, dans le monde. Il donnait de l’âme aux mots, il exaltait le mot.
Il est dans le Coran, un verset qui exprime ceci : « Celui qui t’enseigne un mot, tu es son débiteur pour toute la vie. » Combien d’êtres humains sont à jamais débiteurs de Senghor !
Quand l’âge, lentement, fit descendre la brume sur son cerveau génial, il s’enveloppa, loin de l’agitation mondaine, d’un manteau de dignité. Mais il n’était pas solitaire. Il avait près de lui la présence qui lui était la plus chère, l’épouse lumineuse qui lui portait un total dévouement ; il lui échut le bonheur mérité d’être aimé et de pouvoir aimer jusqu’au dernier instant.
Cher enfant de Joal, cher Sédar, qui sus apporter à l’Europe le meilleur de l’Afrique, et à l’Afrique le meilleur de l’Europe, nous voulons, à la fin de cette heure de prières, que monte vers toi, par nos voix unies et fraternelles, l’hommage de la France.
__________
*décédé le 20 décembre 2001
Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration du Centre culturel Léopold Sédar Senghor à Verson
Le 18 mars 1995
Inauguration de l’espace culturel
Léopold Sédar Senghor
à Verson
Discours de M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel
Le samedi 18 mars 1995
Chers amis,
Puisque je distingue nombre d’amis personnels dans cette belle assistance, et que les amis de Léopold Sédar Senghor sont par définition mes amis.
S’il est un nom qui peut, qui doit être associé au mot de culture, c’est bien celui de Senghor. Son espace culturel est l’univers. C’est lui qui a forgé l’expression de « civilisation de l’universel ». En lui dédiant cet espace culturel, Verson se place aujourd’hui, symboliquement, au centre du monde cultivé et civilisé.
« Bis repetita placent. » Répéter donc ne messied pas, lorsqu’il s’agit de bonnes choses ou de bons êtres. J’ai souvent écrit ou parlé de Senghor, sans me lasser jamais, et, j’ose croire, sans lasser mes auditoires. Ce qui est difficile avec lui, c’est de résumer. Et même pour résumer, il faut prendre son souffle.
Enfant sénégalais, très tôt remarqué pour sa précocité d’esprit par les Pères du Saint-Esprit, chez lesquels il fit ses premières études, collégien sénégalais puis parisien, étudiant agrégé de lettres françaises, professeur de lycée parisien et condisciple notamment de Georges Pompidou, en France, combattant français, prisonnier pour la France, membre de la Résistance française, professeur de langues et civilisations négro-africaines à l’École de la France d’outre-mer, député du Sénégal à l’Assemblée nationale française, membre de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, délégué de la France à la Conférence de l’UNESCO et à l’Assemblée générale des Nations Unies, secrétaire d’État à la Présidence du Conseil dans le gouvernement d’Edgar Faure, maire de Thiès au Sénégal, ministre conseiller du gouvernement de la République française, élu premier Président du Sénégal, dont il avait obtenu l’indépendance, sans difficulté aucune, au cours d’une audience du général de Gaulle qui avait pour lui estime et amitié, réélu quatre fois à la magistrature suprême et ayant démissionné volontairement de ses fonctions, exemple rarement suivi par les chefs d’État africains et, comme saint Cincinnatus revenu à sa charrue, étant revenu à sa plume en choisissant pour ce faire la Normandie natale de son épouse, française, et ancienne élève des maisons de la Légion d’Honneur, – je la salue avec une particulière affection – Senghor est depuis douze années académicien français.
Il avait tous les titres à l’être. Il est l’un des plus grands poètes français de notre temps. Chants d’ombre, Hosties noires, Éthiopiques, Nocturnes, Élégies majeures, constituent son œuvre critique, sociologique, philosophique. Immense aura été son action pour la langue française. Il n’a pas tenu à lui que la Conférence des pays ayant en partage le français n’ait vu le jour dix ans plus tôt. Il avait, Président du Sénégal, dessiné les contours de la francophonie politique et déjà entrepris la réunion dès 197S de cette communauté, dont il est le précurseur, l’inspirateur et comme le père reconnu. Il avait eu cette phrase qui dit tout : « Dans les décombres de la décolonisation, nous avons trouvé un outil merveilleux, la langue française. » Non, nul n’aura rendu plus de services à notre langage, allant jusqu’à des termes qui sont entrés dans l’usage : primature, gouvernance, essencerie, négritude, normandité.
Dans la Salle du Conseil, au Sénégal, il avait installé un tableau noir, afin d’expliquer à ses ministres, le sens, l’emploi et l’étymologie des mots. À l’Académie française, assidu, modeste, enjoué, charmant, et aimé de tous ses confrères, il a longtemps apporté à la Commission du Dictionnaire ses avis éclairés et sa fine connaissance de notre syntaxe, nous rappelant sans cesse à la nécessité des virgules et à l’obligation de clarté.
Je rapporterai ici une anecdote. Un jour que la définition d’un terme philosophique avait suscité un débat passionné, la discussion se rassembla entre quatre philosophes de formation et de carrière, le comte de Bourbon Busset, le ministre Maurice Schumann, Jean Guitton, l’illustre ami du pape Paul VI, et Léopold Senghor.
Schumann et Bourbon Busset, au bout d’un moment levèrent les bras. Le débat se poursuivit entre Guitton et Senghor seulement, rivalisant en grec ancien, à coup de citations des philosophes antiques. Nous assistions fascinés à cette joute où finalement ce fut Senghor qui l’emporta. C’est une de nos séances inoubliables.
Lorsque l’Académie, voici quelques années, fonda à Alexandrie l’Université de langue française pour le développement africain, ce furent les Égyptiens eux-mêmes – vous voyez, habitants de Verson, que vous avez eu des prédécesseurs – qui demandèrent qu’elle reçût le nom d’Université Senghor.
À ce grand poète, à ce grand écrivain, à ce grand humaniste, à ce grand homme d’État, à ce grand francophone, l’Académie apporte, par ma voix, l’hommage de son attachement et affection.
C’est un honneur insigne, c’est une chance et une grâce, pour une petite commune de France que d’avoir pour citoyen un homme universel dont la place est déjà marquée dans l’Histoire.
Verson donne témoignage qu’elle apprécie cette chance. Je viens l’en féliciter, comme je félicite mon ami très cher et très admiré, Léopold Sédar Senghor.
DISCOURS DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR
le 23 mai 1963 à Addis Abeba – Ouverture de l’OUA
“Excellences, Chers Frères, “Voici enfin vécu ce rêve longtemps rêvé : celui d’une Conférence qui réunirait, fraternellement, tous les Chefs des Etats indépendants d’Afrique. C’est un grand pas en avant. Vous êtes d’accord, nous n’avons pas le droit d’échouer. Ce rêve vécu, nous devons maintenant le réaliser sous peine de trahir et nos peuples respectifs, et l’Afrique-Mère.
“Il est temps de bâtir sur notre terre : sur nos réalités. “Ce qui suppose que nous commencions par rejeter tout fanatisme racial, linguistique, religieux. Alors, mais alors seulement, nous pourrons définir notre but, lucidement. “Le but que nous devons assigner (…) ne peut être que (…) le développement par la croissance économique. Je dis le développement. J’entends par-là la valorisation de chaque Africain et de tous les Africains ensemble.
Il s’agit de l’Homme.
“Dans le passé, le colonisateur a pensé que nous étions des sous-hommes et il nous a traités comme tels.
“Si la guerre froide a amené les Grands à nous courtiser, (…) c’est surtout que le Tiers Monde a uni ses faiblesses pour en faire une force.
Mais ne nous faisons pas d’illusions, la peur n’est pas le respect, et on n’a même pas peur de l’Afrique. “C’est dire qu’il nous faut faire plus.
Il ne suffit pas que l’union de nos faiblesses apparaisse comme une force. Il n’importe pas de faire peur. L’important, c’est que nous transformions chacune de nos faiblesses en force, que nous fassions, de chaque Africain, un homme qui mange et s’instruise à sa faim : un Homme développé parce qu(il aura consciemment cultivé, en lui, corps et âme, toutes les vertus de l’Africanité.
Il s’agit, par et par-delà la croissance économique, par et par-delà le mieux-être, de porter chaque Africain à la limite de ses possibilités : à son plus-être.
Alors, au dire des économistes, l’Afrique pourra nourrir 3 milliards d’hommes.
Je dis qu’alors, ressuscitant les vertus de Saint Augustin et d’Ibn Khaldoun, ressuscitant les vertus de nos bâtisseurs, de nos sculpteurs, de nos peintres, de nos poètes, au Nord et au Sud du Sahara, l’Afrique contribuera puissamment à l’édification de la Civilisation de l’Universel.
Par son unité, elle aura été, auparavant, un facteur de paix : de cette Paix sans laquelle, il n’est pas de civilisation. “Il y a, au premier abord, des obstacles à franchir.
Encore qu’ils soient bien visibles, nous devons leur prêter attention. Je rappelle les Fanatismes -racial, linguistique, religieux- dont nous nous débarrasserons pour commencer.
Il y a ensuite les micro-nationalismes. Songeons-y, des nations européennes de 30, 50, 60 millions d’habitants en sont venus à découvrir que leur territoire était trop étroit, leur population trop peu nombreuse pour organiser une économie, voire créer une civilisation qui ne soit pas mutilée.
Que dirons-nous des nôtres dont la plus nombreuse ne dépasse pas 40 millions d’âmes ? “Si nous pouvons, assez facilement, surmonter nos diversités religieuses, en nous souvenant que nous sommes tous des croyants, des fidèles de religions révélées, osons encore le dire, les diversités ethniques, linguistiques culturelles ne sont pas je ne dis pas effacées (ce qui serait un appauvrissement), mais harmonisées demain.
“Dans un premier temps, nous reconnaîtrons ces diversités complémentaires.
Nous aiderons même à les organiser en Unions régionales.
J’en vois trois : l’Afrique du Nord, l’Afrique Occidentale, l’Afrique Orientale – en attendant que soit libérée l’Afrique du Sud.
Chacune de ces unions pourrait, à son tour, se diviser en unions plus petites. “Notre lutte pour l’indépendance des territoires africains est loin d’être terminée, je le sais.
J’irai même plus loin, contre les colonialismes portugais et sud-africain, nous avons, jusqu’ici plus parlé que nous n’avons agi.
Il est temps que le blocus diplomatique et économique préconisé soit méthodiquement organisé, encore plus appliqué.
“J’ai insisté sur les obstacles qui se dressent, devant nous, sur la voie de l’Unité Africaine.
Vous me le pardonnerez. J’ai pensé que c’était la meilleure méthode.
Ces obstacles, il va falloir, maintenant, les circonscrire, puis les écarter, au moins les réduire pour progresser. Nous le ferons en donnant, à nos institutions, des structures rationnelles et réalistes.
Vive l’Afrique éternelle.”
http://rastafusion.free.fr/LS.htm